Le lait et le sang, fluides et humeurs manifestes du genre ? Etudes de quelques cas limites dans quelques textes et images hagiographiques (XIII-XIVe siècles)
Sophie Albert  1  , Chloé Maillet  2  
1 : Philomel, Littérature française
Sorbonne Université
2 : Histoire de l'art
ESAD, UCO, Angers, France

La capacité d'allaitement se présente comme un signe manifeste du féminin. Dans la tradition médicale galénique, le lait maternel est constitué de sang menstruel cuit dans l'utérus après l'accouchement, et remontant dans les seins. Ce sang transformé en lait à l'intérieur du corps se distingue d'un fluide masculin et même viril, le sang effusif, qui jaillit du corps du guerrier sur le champ de bataille. Dans les deux cas, un fluide corporel, sang ou lait, devient un signe notoire et concret du genre : tandis que les femmes allaitent, accomplissant une fonction maternelle et nourricière, les hommes se blessent au combat. 

Chacun de ces fluides fait parallèlement l'objet d'une réinterprétation, elle-même genrée, dans le cadre de l'anthropologie chrétienne. Le sang effusif est aussi celui du Christ en croix, sang du martyr et sang rédempteur. Quant au lait maternel, il entre massivement dans les représentations textuelles et iconographiques de la Vierge à partir du XIIIe siècle, qui figurent souvent Marie en train d'allaiter le Christ. Son lait, lui-même pourvu de vertus rédemptrices, en vient, d'une manière contre-intuitive pour un esprit contemporain, à être un des signes de la virginité. 

Certains textes et images troublent cette bipartition genrée, faisant vaciller le lien manifeste entre sang et effusif et masculinité d'un côté, lait de la lactation et féminité de l'autre. Nous nous intéresserons à des sources narratives issues de la tradition apocryphe et hagiographique, au sens que Guy Philippart donne à ce dernier terme : un ensemble de textes (et, peut-on ajouter, d'images) « qui racontent l'histoire des saints, dans leurs activités terrestres ou célestes », caractérisés « par le héros et le projet historiographique », et susceptible d'être abordés « comme objet documentaire, comme objet proprement littéraire, comme objet plus généralement culturel. » Dans ce cadre, nous centrerons notre propos sur quelques miracles du tournant des XIIIe-XIVe siècles tirés de versions latines et françaises de la Légende dorée de Jacques de Voragine et de la Venjance Notre Seigneur – dont la Légende dorée fournit au demeurant une version. Nous aborderons quelques exemples du miracle Lac pro sanguine, selon lequel le sang effusif d'un martyr se transforme en lait au moment du supplice ; nous les resituerons dans une gamme plus vaste de « troubles dans le genre » dont relève notamment le motif cistercien de l'allaitement masculin, repris dans les sources franciscaines. Symétriquement, nous étudierons un cas dans lequel la fonction d'allaitement des seins est détournée au profit d'une effusion de sang sur le champ de bataille. Nous terminerons sur un épisode dans lequel la perturbation de l'allaitement aboutit à une scène d'anthropophagie qui interroge, par de-là la question du genre, les frontières de races, de religions, voire les frontières de l'humain.

 

 

Chloé Maillet a étudié l'histoire et l'histoire de l'art l'Université Paris 1, Università degli Studi Roma 3 et à l'EHESS. Sa thèse de l'EHESS sur la parenté hagiographique médiévale sous la direction de Jean-Claude Schmitt a été publiée chez Brepols publishers en 2014. Ses recherches portent sur les questions de genre et de parenté dans la culture visuelle et cléricale médiévale. Chercheuse post-doctorante au musée du quai Branly en 2015-2016, elle est professeure d'Histoire et théorie des arts à l'ESAD Angers et à l'UCO d'Angers. Elle participe au comité de rédaction d'Images Re-vues, dont elle a dirigé plusieurs numéros, a publié des articles dans Mediévales, Terrain, Gradhiva, Fabula LhT, et de nombreux ouvrages collectifs. Elle prépare un ouvrage intitulé Transgenre au Moyen âge ? aux éditions Arkhê, collection Obliques. Elle a publié en duo avec Louise Hervé Attraction Etrange (JRP Ringier, 2013), Spectacles sans objet (Editions P et Kunsthalle Aarhus, 2014), L'Iguane (Thalie Art Foundation, 2018).

Sophie Albert est Maître de Conférences en littérature médiévale à l'université Paris-Sorbonne depuis 2011. Ses enseignements comme ses recherches visent à inscrire le fait littéraire dans un contexte culturel plus large, à travers l'éclairage des sciences humaines, un travail sur le rapport entre texte et objet et divers modes de réappropriation par l'écriture. Parallèlement à plusieurs terrains en Espagne, qui la conduisent à étudier des dossiers allant du XVIIe au XXIe siècles, elle travaille actuellement sur des réécritures vernaculaires de récits apocryphes et hagiographiques des XIIIe-XIVe siècles. Ces récits posent la question de l'incarnation du corps sacré, au sein de « bricolages » souvent très inventifs, et à la croisée entre une anthropologie du corps chrétienne et des ressources poétiques transposées de la sphère courtoise. Ils invitent en particulier à interroger les modalités de construction du genre du sacré (gender) dans la fabrication du corps saint ou divin.



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