La construction raciale de la virilité : manifestes et manifestations
Fanny Monbeig  1  
1 : Littérature comparée
Université Bordeaux Montaigne

« Dussé-je encourir le ressentiment de mes frères de couleur, je dirai que le noir n'est pas un
homme » (1). Par ces mots situés en introduction de Peau noire, masques blancs, Frantz Fanon
n'interroge pas seulement la déshumanisation subie par ses « pères » (2) ; il en questionne la
mécanique genrée. Dans le trauma premier de l'esclavage en effet, s'est inventée une masculinité
paradoxale, incarnée en des corps marqués par un double processus d'émasculation/ effémination
et d'hypervirilisation/ bestialisation. Ce double procès soutient la hiérarchie de race et de genre
telle qu'elle s'élabore de manière spécifique dans les colonies : la dévirilisation des hommes noirs
contribue en effet à la « fabrication la virilité » (3) blanche.

L'élaboration de la virilité (4) par la négation de la masculinité noire n'appartient pas seulement au
passé. Didier Fassin (5) ou Léonora Miano (6) lisent en effet les violences policières contemporaines –
coups, viols – subies par les personnes racialisées comme un « héritage » de ce « choc des
masculinités » (7). Or ces violences, parce qu'elles rendent visibles ce qui est habituellement occulté
– la dévirilisation des masculinités subalternes – ont pu donner lieu à des manifestations, en
France comme aux États-Unis.

C'est sur cette dynamique travaillant les corps, sur cette élaboration raciale du genre, que
s'appuient les réflexions du Black Feminism qui mettent en cause l'universalité du concept de
patriarcat. L'ouvrage d'Angela Davis qui peut être considéré comme le manifeste de ce courant
intellectuel et militant, Femmes, race et classe (8), insiste sur la caractérisation sexuelle paradoxale
du peuple esclave, et sur la virilité contradictoire qui y est élaborée. Lorsque les féministes
africaines-américaines rendent visibles la race de la virilité, elles contribuent à l'émergence d'une
réflexion intense sur le genre – tant philosophique que politique.

De la même manière, lorsque l'artiste Michaëla Danjé propose une récit (9) de son parcours
existentiel, d'une masculinité noire problématique en France, à une identité trans outre-atlantique,
elle poétise et politise des processus encore largement invisibilisés aujourd'hui. Manifeste
politique, Marianne et le garçon noir interroge la masculinité racialisée, et met la nation française
au banc des accusés. Il n'est pas anodin que cet ouvrage collectif s'ouvre sur un témoignage d'une
grande beauté littéraire, journal d'un corps crucifié par l'assignation raciale, et émancipé en
l'implosion de la démarcation de genre.


1 Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions du Seuil, 1952, p.6.
2 « Je ne suis pas esclave de l'Esclavage qui déshumanisa mes pères », Ibid., p.186.
3 Myriam Paris et Elsa Dorlin, « Genre, esclavage et racisme : la fabrication de la virilité », Contretemps n°16
«Postcolonialisme et immigration », Paris, Éditions Textuel, 2006, p.98-99.
4 Voir Georges Vigarello (dir.), Histoire de la virilité, t.1, L'invention de la virilité. De l'Antiquité aux Lumières et Alain
Corbin (dir.), Histoire de la virilité, t.2, Le triomphe de la virilité. Le XIXe siècle.
5http://www.liberation.fr/france/2017/02/09/lavolonte-de-blesser-la-masculinite-de-leur-public-est-frequente-chezles-
policiers_1547341
6 Léonora Miano (dir.), Marianne et le garçon noir, Pauvert, Fayard, 2017.
7 Léonora Miano, « Noire hémoglobine », in L. Miano (dir.), Ibid., p.17.
8 Angela Davis, Femmes, race et classe (1981), Paris, Éditions Des femmes, 1983.
9 Michaëla Danjé, « Et nous fûmes des écorces », in L. Miano (dir.), op.cit., pp.35-77.



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