Manifestations d'écarts de genres dans L'Heure du cru d'Azza Filali
Florian Alix  1  
1 : Philomel, Études francophones
Sorbonne Université

En 2009, l'écrivaine tunisienne francophone Azza Filali fait paraître L'Heure du cru, un récit à la première personne dont le narrateur est un personnage masculin, écrivain. La construction du personnage témoigne d'un écart manifeste avec l'identité de l'auteure du roman, alors même que son statut de professionnel de la plume inciterait d'emblée à voir en lui un reflet, une construction spéculaire. Pour autant, cette spécificité n'est pas marquée de manière spectaculaire, comme par exemple Marie Nimier le fera en 2013 avec Je suis un homme. Le personnage narrateur témoigne d'une proximité certaine avec les autres personnages, d'autres genres, même si la majorité du personnel romanesque est masculin, même si le féminin est marqué d'une forme sinon de discrétion du moins d'étrangeté à travers le roman. L'un des enjeux du texte réside bien dans la constitution de ce personnage-narrateur qui, pour reprendre une expression de Judith Butler, tente de rendre compte de lui-même. Or, comme chez Butler, il ne peut le faire qu'en tenant compte de diverses situations d'interpellation : à travers ses dialogues avec d'autres personnages, masculins ou féminins. Le genre ne se manifeste qu'en interlocution entre des individus l'investissant de manières très différentes.

La question du genre pourrait être « manifeste », comme chez Marie Nimier, ou comme chez l'écrivain congolais Henri Lopes qui propose en 2012 dans Une enfant de Poto Poto un roman qui raconte la naissance d'une écrivaine, son personnage narratrice. Dans ce roman, le choix du genre féminin est manifeste, thématisé en quelque sorte : Henri Lopes choisit de présenter le parcours de vie d'un personnage que son genre situe en marge des mouvements politiques post-indépendance. Le genre exemplifie alors, entre autres éléments, cette situation relative marginalité permettant une mise en perspective. Dans le roman d'Azza Filali, le genre ne manifeste pas la marginalité sociale puisque ce que la romancière interroge consiste plutôt en des formes de masculinité marginale socialement, à l'écart de l'idéal-type viril (insuccès professionnel, adolescence problématique, homosexualité, incarnés à travers différents personnages). Cette interrogation donne lieu à une narration fragmentaire et complexe qui défait le genre plutôt qu'elle ne l'érige littérairement en stéréotypes (comme chez Marie Nimier) ou en instrument de décentrement (comme chez Henri Lopes).



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